Vigie juridique - printemps 2023

Droit du travail

À l’approche des vacances estivales et à l’issue d’un printemps fort occupé, y compris au sein de la jurisprudence, voici un survol de certaines décisions rendues qui ont capté notre attention! Bonne lecture !

Les obligations de l’employeur en matière de harcèlement psychologique en contexte syndical

Une sentence récente[1], rendue par l’arbitre Dominique-Anne Roy et faisant intervenir le CISSS de la Gaspésie, s’avère particulièrement intéressante sur la question. Dans cette affaire, l’employeur avait décidé de confier à une firme externe le mandat d’enquêter sur des allégations de harcèlement de nature sexuelle portées par une de ses employées. Ces évènements étaient survenus tant sur le lieu du travail qu’à l’extérieur de celui-ci, toujours dans le cadre d’activités syndicales. Selon les faits présentés, le Syndicat avait refusé de tenir une enquête interne au sujet des allégations, au motif d’absence formelle de plainte. 

Le présumé harceleur était président du Syndicat et la présumée victime, trésorière pour le Syndicat. Tous deux étaient rémunérés par l’employeur, parfois libérés pour affaires syndicales conformément à la convention collective applicable. L’enquête réalisée par l’employeur avait mené à une suspension disciplinaire de trois mois du président du Syndicat. 

À l’audition, le Syndicat a invoqué que les personnes concernées agissaient pour le compte du Syndicat et ne pouvaient donc être considérées comme des salariées de l’employeur au sens de l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail.  Par conséquent, pour le Syndicat, il s’agissait de questions de régie interne de l’association sur lesquelles l’employeur ne pouvait s’ingérer.  L’arbitre rejette cet argument et souligne que c’est le statut de salarié qui donne accès aux libérations syndicales et qui amène les personnes concernées à être en contact entre elles dans le cadre de leurs occupations liées à la vie associative. D’ailleurs, le champ d’application de la Politique contre le harcèlement s’étend à toutes les situations ayant un lien avec un travail, que celles-ci soient à l’intérieur ou en dehors des établissements de l’employeur. 

À la lumière des obligations légales de l’employeur et de sa propre politique en la matière, l’arbitre juge que l’enquête de l’employeur était légitime. Elle conclut que le milieu de travail doit se concevoir de manière large et libérale, en conformité avec les impératifs de la loi de proscrire et d’intervenir pour éliminer le harcèlement.

L’arbitre rappelle par ailleurs que l’employeur peut être justifié d’intervenir en cas de gestes fautifs survenus à l’extérieur du travail suivant l’incidence des événements en cause sur la vie de l’entreprise et le climat de travail. 

L’arbitre rejette également les prétentions syndicales suivant lesquelles le droit fondamental à la liberté d’association, devant être exercé sans entrave ni représailles, empêchait l’employeur d’intervenir.  L’arbitre note que l’affaire dont elle est saisie ne traite pas d’une situation liée à l’un ou l’autre des aspects de la vie associative, de son fonctionnement interne ou de ses mécanismes de démocratie syndicale (exemples : adhésion syndicale, expulsion des rangs du Syndicat, processus d’élection, etc.).  À ces derniers égards, l’arbitre souligne que le tribunal d’arbitrage n’aurait pas compétence pour disposer de ces questions syndicales internes.  Dans le cas en l’espèce, les conduites concernaient des attouchements non sollicités, des tentatives de séduction et divers propos et comportements qui étaient le fruit d’une initiative personnelle sans lien avec le travail syndical. 

Il ne saurait d’ailleurs y avoir une immunité en situation particulière de harcèlement.  En somme, la protection et les obligations particulières d’ordre public en matière de harcèlement ne peuvent être écartées ou négligées.

Les employés en télétravail ont-ils droit à l’indemnité pour le rappel au travail?

La Loi sur les normes du travail[2] prévoit une indemnité minimale lorsqu’un employé est rappelé au travail à la demande expresse de son employeur. Une convention collective peut également prévoir une indemnité plus avantageuse. Bien que les termes puissent varier d’une convention à une autre, la jurisprudence exige généralement un déplacement physique au lieu habituel de travail, soit souvent un établissement de l’employeur. Que se passe-t-il toutefois lorsque ce lieu habituel de travail est le domicile des employés ?

L’arbitre Francine Lamy s’est récemment penchée sur cette question dans l’affaire Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec inc. et Hydro-Québec[3]. Dans cette affaire, l’employeur rappelait les employés en dehors de leur horaire pour effectuer du travail d’urgence à partir de leur domicile, lequel constituait leur lieu « habituel » ou « normal » de travail.

L’arbitre conclut que le déplacement physique ne peut être une condition pour bénéficier de l’indemnité de rappel au travail prévue à la convention collective. Retourner au lieu de télétravail pour une urgence implique les mêmes exigences qu’un retour à un établissement de l’employeur (dans ce cas, le quartier général), soit de délaisser leurs activités de nature privée pour se connecter à leur poste de travail habituel. L’arbitre conclut donc que l’indemnité pour le rappel au travail en cas d’urgence doit être versée aux employés en télétravail.

*Cette décision fait présentement l’objet d’un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure.

Les manquements aux règles sanitaires en contexte pandémique : des fautes graves!

Nous bénéficions de plus en plus de décisions portant sur des contestations de mesures disciplinaires dans le contexte des règles liées à la Covid-19. Force est de constater que les fautes commises, en contravention aux règles sanitaires, sont jugées sévèrement.

En effet, dans une décision récente[4], l’arbitre Louise-Hélène Guimond confirme la suspension disciplinaire du plaignant d’une durée de 5 mois pour s’être présenté sur les lieux du travail malgré qu’il présentait des symptômes et qu’il était en attente des résultats de son test de dépistage. 

Dans une autre sentence[5], l’arbitre Hélène Bédard réduit la suspension disciplinaire d’une durée de 4 semaines à 2 semaines octroyée au plaignant pour s’être présenté sur les lieux du travail alors que sa fille présentait des symptômes de la Covid-19 et était en attente d’un résultat d’un test de dépistage. L'arbitre tient notamment compte du caractère expéditif de la sanction, l’employeur n’ayant pas tenu compte de la version du plaignant.

Ces décisions s’ajoutent à celles déjà rendues faisant état de sévérité de sanctions en pareil contexte. Citons à titre d’exemple une suspension de quatre (4) mois maintenue par sentence arbitrale en 2021 pour avoir refusé délibérément d’appliquer une directive de lavage de mains[6].

Dispositions anti-briseurs de grève/lock-out : est-ce que la notion d’«établissement» de l’employeur s’étend aux espaces privés du salarié en télétravail?

Pendant la durée d’une grève ou d’un lock-out, le Code du travail[7] interdit à l’employeur d’utiliser les services de certaines personnes ou salariés dans l’établissement ou dans un autre de ses établissements où la grève ou le lock-out a été déclaré pour effectuer les tâches des salariés en grève ou lock-out. Peut-il cependant recourir aux services des salariés hors de l’unité de négociation en télétravail pour ce faire?  La Cour supérieure a récemment rendu deux jugements opposés sur cette question.

Affaire Unifor

En avril 2023, la Cour renverse en partie la décision rendue par le Tribunal administratif du travail (ci-après le «TAT») en première instance dans l’affaire Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc.[9]. En première instance, le TAT conclut que la résidence d’une salariée, ne faisant pas partie de l’unité de négociation en lock-out, répond à la définition d’établissement au sens du Code du travail.

En concluant ainsi, le TAT crée le concept d’«établissement déployé» suivant lequel l’«établissement» de l’employeur comprend non seulement le lieu strictement physique, mais aussi les lieux où cet établissement se déploie virtuellement. Selon le TAT, conclure autrement permettrait à l’employeur de contourner les dispositions anti-briseurs de grève au moyen du télétravail et irait à l’encontre de l’intention du législateur.

La Cour supérieure conclut que cette décision est déraisonnable. Elle souligne que d’élargir la portée d’«établissement» pour y inclure la résidence de la salariée en télétravail est incompatible aux enseignements de la Cour d’appel. Selon ce courant majoritaire, l’«établissement» se veut « le lieu précis où l’employeur peut théoriquement verrouiller les portes » et « où les salariés de l’unité de négociation en grève exercent habituellement leurs fonctions ». La résidence de la salariée en télétravail ne répondant pas à ces critères, l’employeur ne contrevient donc pas aux dispositions anti-briseurs de grève lorsqu’il utilise ses services. 

Le juge administratif s’écarte de ce courant en s’appuyant sur la constitutionnalisation du droit de grève et en faisant le constat que la COVID-19 a permis le développement important du télétravail, permettant ainsi aux employeurs de faire indirectement ce que les dispositions anti-briseurs de grève leur interdisent.  

La Cour d’appel a déjà conclu qu’il n’était pas déraisonnable de revisiter l’interprétation de la notion d’«établissement» à l’article 109.1 du Code du travail au regard de la constitutionnalisation du droit de grève[10]. Encore faut-il que des éléments de preuve puissent appuyer le raisonnement qui le supporte, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. La démonstration du déséquilibre de force de la négociation entre les parties doit pouvoir justifier une interprétation aussi large d‘une disposition législative. À défaut, selon la Cour, la modification d’une disposition est plutôt du ressort du législateur.

Enfin, la Cour ajoute que cette modification de la portée de l’article 109.1 du Code du travail par le juge administratif a un impact direct sur les pouvoirs de l’enquêteur pouvant être dépêchés par le ministre, conformément à l’article 109.4 du Code du travail, et en aucun temps le juge administratif ne s’y attarde à son raisonnement. Une demande pour permission d’appeler a été déposée le 1er juin 2023. La demande sera entendue le 25 juillet 2023, nous suivrons de près l’évolution de ce débat juridique!  

Affaire Coop Novago

Quelques jours après que cette décision de la Cour supérieure ait été rendue dans Unifor, la Cour rend un autre jugement sur le même sujet, mais cette fois-ci en confirmant en partie la décision rendue par le TAT en première instance.

Dans cette nouvelle affaire[11], la Cour considère pour sa part qu’il était raisonnable pour le TAT d’interdire à l’employeur d’avoir recours à des salariées non couvertes par l'accréditation syndicale pour exécuter, en télétravail, des tâches relevant normalement des salariées en grève. Dans son analyse, la Cour est d’avis que l’actualisation du terme « établissement »découlant de la nouvelle réalité du travail virtuel et la création du concept d’«établissement déployé» justifiaient le TAT de conclure ainsi.

L’analyse du TAT en première instance se fondait sur la décision rendue par le TAT dans Unifor précédemment présenté.

Ce débat juridique, à notre avis, n’a pas terminé de faire couler beaucoup d’encre notamment en raison du vaste déploiement du télétravail dans les dernières années! 

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[1] Syndicat du personnel de bureau du CISSS de la Gaspésie c. Centre intégré de santé et de services sociaux de la Gaspésie, 2023 CanLII 25390, Dominique-Anne Roy, arbitre, le 3 avril 2023.

[2] RLRQ, c. N-1.1, art. 58.

[3] Syndicat professionnel des ingénieurs d’Hydro-Québec inc. et Hydro-Québec, 2023 QCTA 91, Francine Lamy, arbitre, le 8 mars 2023.

[4] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1983 et Société de transport de Montréal (Michel Lemay), AZ-51938157, Louise-Hélène Guimond, arbitre, le 9 mai 2023.

[5] Syndicat des travailleurs et travailleuses de Hitachi-Québec (CSN) et Hitachi Énergie Canada inc. (Bruno Paulin), AZ-51936314, Hélène Bédard, arbitre, le 10 mai 2023.

[6] Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), section locale 5159 c. QSL Canada inc., 2021 CanLII 73152 (QC SAT), Dominic Garneau, arbitre, le 12 août 2021.

[7] RLRQ, c. C-27, art. 109.1

[8] Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, 2023 QCCS 1259, l’Honorable Louis-Paul Cullen, j.c.s., le 21 avril 2023.

[9] Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 5639, Pierre-Étienne Morand, juge administratif, le 25 novembre 2021.

[10] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638, les Honorables Beauregard, Forget et Gagnon, j.c.a., le 14 septembre 2011; Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 2161, les Honorables Morissette, Gagnon et Gagné, j.c.a, le 17 décembre 2018.

[11] Coop Novago c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière – CSN, 2023 QCCS 1539, 10 mai 2023.

Bonne période estivale!

Allia avocats poursuit sa vigie pour porter à votre attention les prochains développements jurisprudentiels.

Cette chronique ne constitue pas un avis juridique. Pour toute question particulière, n’hésitez pas à contacter notre équipe.

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